Les utilitaristes sont généralement reconnus
pour être hostiles aux « fictions ». D'un point de vue utilitariste, les
concepts de « droits naturels » et de « dignité humaine » sont considérés comme
des fictions et répudiés. Dans le présent texte, je tenterai de démontrer qu'un
utilitariste, fidèle à ses convictions et aux enseignements du père fondateur
de l'utilitarisme, Jeremy Bentham, condamnerait l'usage de la fiction juridique
de « personne morale » et en en demanderait l'abolition dans la loi.
1) Les « fictions » : les droits naturels et
la dignité humaine
a) Les droits naturels
Jeremy Bentham, le père fondateur de
l'utilitarisme, considérait le concept de « droit naturel » comme une « fiction
» et le répudiait :
« Right is a child of law; from real laws come real rights, but from imaginary law, from laws of nature, come imaginary rights (...) Natural rights is simple non-sense : natural and imprescriptible rights, rhetorical nonsense, nonsense upon stilts ».
Source : Jeremy Bentham and John Bowring, The
works of Jeremy Bentham, Edinburgh, William Tait, 1843 à la p.501.
John Stuart Mill répudiait également ce
concept de « droit naturel » et affirmait :
« Il convient de remarquer que je renonce à tout avantage que je pourrais tirer au cours de mon argumentation de l’idée d’un droit abstrait, indépendant de l’utilité. Je considère l’utilité comme le critère absolu dans toutes les questions éthiques ».
Source : John Stuart Mill, De la liberté,
trad. par Laurence Lenglet, Paris, Éditions Gallimard, 1990 à la p. 76.
b) La dignité humaine
Plusieurs utilitaristes répudient et sont
également hostiles au concept philosophique de « dignité humaine » selon lequel
tous les êtres humains ont une égale valeur intrinsèque. Selon l'utilitariste
Peter Singer, ce concept est une « fiction ». Il affirme :
« The other cost involved in maintaining the belief in the equal value of all human life falls on those parents who feel like John’s mother, whom I quoted above. If some parents believe that it is in the best interests of their profoundly mentally retarded child and of their family that their child should not live, then they should not be compelled, because it is important for us all to maintain the fiction that every human life is of equal value, to accept medical treatment for their child in order to make that child live, and in some circumstances—especially if the child is suffering—they should have the option of euthanasia to end the child’s life (...) So when it comes to making choices for what kind of child we want to have, very few among us believe that all human lives are equally worth having, and that it doesn’t really matter what level of cognitive ability your child will have. Most of us prefer to have a child with normal cognitive abilities when we have that choice.When it comes to the crunch, the fiction that we believe in the equal value of all human life breaks down, here as in other areas of life-and-death decision making ».
Source : À ce sujet, voir Peter Singer, «
Speciesism and moral status » (2009) 40:3-4 Metaphilosophy 567 aux pp.573-574,
579-580. Voir aussi James Rachels, Created from animals : the moral
implications of darwinism, Oxford, Oxford University Press, 1990 à la
p.171.
Selon Jacques Maritain, la répudiation de la
dignité humaine et la répudiation des droits naturels vont de pair. Il affirme
:
« If the affirmation of the intrinsic value and dignity of man is nonsense, the affirmation of the natural rights of man is nonsense also ».
Source : Jacques Maritain, Man and the
state, Washington D.C., Catholic University of America Press, 1998 à la
p.97.
2) Les fictions juridiques : « la personne
morale »
Lon L. Fuller, professeur de droit à
l'Université Harvard, définit la notion de « fiction juridique » ainsi :
« Probably no lawyer would deny that judges and writers on legal topics frequently make statements they know to be false. These statements are called “fictions” (...) A fiction is either (1) a statement propounded with a complete or partial consciousness of its falsity, or (2) a false statement recognized as having utility ».
Source : Lon L. Fuller, Legal Fictions,
Stanford, Stanford University Press, 1967 aux pp. 1, 2, 3 et 9.
Jeremy Bentham, le père de la théorie éthique
utilitariste, était radicalement contre l'usage de « fictions juridiques
». Lon L. Fuller reprend ses propos :
« Bentham was almost unremitting in his attacks. He detected everywhere “the pestilential breath of Fiction”. “In English law, fiction is a syphilis, which runs in every vein, and carries into every part of the system the principle of rottenness”. “Fiction of use to justice ? Exactly as swindling is to trade”. “The most pernicious and basest sort of lying” [...] “It has never been employed but with a bad effect” [...] ».
Source : Lon L. Fuller, Legal Fictions,
Stanford, Stanford University Press, 1967 aux pp. 1, 2, 3 et 9.
Dolores Dooley reprend également les propos
de Bentham :
« Bentham talks at length about the prevalent use and abuse of legal fictions :"Things were blatantly, falsely described, straightforward falsehoods were accepted in court and not allowed to be traversed. In this way, the proceedings were rendered mysterious to anyone but the initiates of the craft" (legal profession).
Bentham repudiated the use of legal fictions as 'obviously alien to anyone with a natural belief in clarity, truth and consistency'. The phrase 'the pestilential breath of fiction' appeared in Bentham's Fragment on Government published in 1776. Later in his Scotch Reform of 1807, Bentham defined legal fiction as 'a wilful falsehood, uttered by a judge, for the purpose of giving injustice the colour of justice'. ».
Source : Dolores Dooley, Equality in
Community: Sexual Equality in the Writings of William Thompson and Anna Doyle
Wheeler, Cork University Press, 1996 à la p.132.
Sur le site « Internet Encyclopedia of
Philosophy », il est également mentionné :
« Bentham hoped to eliminate legal fictions as far as possible from the law ».
Source : Internet Encyclopedia of Philosophy,
Jeremy Bentham (1748-1832), en ligne : http://www.iep.utm.edu/bentham/
John Stuart Mill condamnait également l'usage
de fictions juridiques !
Source : Voir John Stuart Mill, L’utilitarisme,
trad. par Georges Tanesse, Paris, Garnier-Flammarion, 1968 à la p.38.
Conclusion
En somme, compte tenu de l'hostilité des
utilitaristes pour les « fictions » dont les « fictions juridiques », on se
serait attendu en toute logique à ce qu'ils répudient également le concept
juridique de « personne morale ». Or à notre connaissance aucun utilitariste
n'a condamné l'usage de ce concept en n'en a demandé l'abolition dans la loi.
Pourtant la « personne morale », dotée d'une
« personnalité juridique » en vertu de l'article 298 du Code civil du Québec,
est une fiction juridique. L'article 352 (Livre 1er, Titre 11e, Chapitre 1er)
de l'ancien Code civil, le Code civil du Bas-Canada, disposait :
« Toute corporation légalement constituée forme une personne fictive ou morale (...) ».
Source : Le Code civil du Bas-Canada à
l'article 352 (p.57), en ligne : http://archive.org/details/cihm_10769
D'ailleurs, Jeremy Bentham distinguait «
l'entité réelle » de « l'entité fictive » et seule une personne physique est
une entité réelle :
« By a real entity, understand a substance, an object, the existence of which is made known to us by one or more of our five senses. A real entity is either a person or a thing, a substance rational, or a substance not rational. By a fictitious entity, understand an object, the existence of which is feigned by the imagination, feigned for the purpose of discourse, and which, when so formed, is spoken of as a real one ».
Source : Jeremy Bentham and Sir John Bowring, The
Works of Jeremy Bentham, Volume 8, W. Tait, 1843 à la p.325.
Étant entendu que le concept juridique de «
personne morale » est une « fiction juridique » et que les utilitaristes sont
farouchement hostiles et opposés aux « fictions juridiques » tels qu'en font
foi les témoignages de Jeremy Bentham et John Stuart Mill, alors un
utilitariste, fidèle à ses convictions et aux enseignements du père fondateur
de l'utilitarisme Jeremy Bentham, condamnerait l'usage de ce concept et en
demanderait l'abolition dans la loi.
Éric Folot
Avocat et bioéthicien
NB : Les opinions émises dans ce blog sont
personnelles et celles-ci ne représentent pas le point de vue de mon employeur.
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