« Succès, approbation, et conformisme sont les maîtres-mots du monde moderne, où chacun semble implorer la sécurité anesthésiante de l’identification à la majorité »…« En dépit de cette tendance prédominante au conformisme, nous, chrétiens, avons pour mission d’être non conformistes. L’apôtre Paul, qui connaissait les réalités intérieures de la foi chrétienne, a donné ce conseil : « Ne vous conformez pas à ce monde, mais transformez-vous par le renouvellement de votre esprit ». Nous sommes appelés à être des hommes de conviction, non de conformisme ; de noblesse morale, non de respectabilité sociale. Nous avons reçu ordre de vivre différemment et selon une fidélité plus haute » (Martin Luther King)
Suis-je
seul à penser que nous sommes de plus en plus conformistes ? Il semblerait
que non. Notre recteur Bruno-Marie Béchard a écrit, dans le magazine de l’U de
S, un très bon article dont je me suis inspiré et qui est intitulé « Danger :
courants forts » (http://www.usherbrooke.ca/udes/uploads/Shared_Uploads/media/01_02.pdf).
Pourquoi est-ce si difficile de nager à contre-courant ? Car le courant
est fort. La majorité exerce sur nous une pression sociale qui pèse très lourd
sur notre esprit et notre liberté de penser. Nous verrons que le fait de se
regrouper peut avoir des effets positifs, mais également des effets négatifs en
raison de la tyrannie de la majorité qui s’opère à l’intérieur des groupes.
Effets
positifs du regroupement
Individuellement :
se regrouper est favorable à la santé ? Le capital social est un
déterminant de la santé. En ce sens, faire partie d’un groupe social est
favorable à la santé. Mais est-ce nécessaire de faire partie d’un groupe pour
avoir un réseau social ? Je ne crois pas. Qui plus est, il est
probablement plus facile d’établir des liens sociaux avec des individus de
groupes sociaux distincts (ce qui renforce la cohésion sociale), en ne faisant
partie d’aucun groupe, car les groupes véhiculent et entretiennent leurs lots
de préjugés.
Collectivement :
se regrouper est favorable à la démocratie ?
Dans les
démocraties, nous dit Tocqueville, les citoyens sont indépendants et faibles en
raison de l’égalité des conditions. Ainsi, si l’on désire modifier un état de
fait, il faut se réunir et s’assembler, car ce n’est qu’à cette condition que
l’on devient des « particuliers puissants » (groupes de
pression) capable d’influencer le cours des politiques prises par notre
gouvernement. En nous réunissant, on accroît notre force et celle-ci, utilisée
à bon escient, nous permet d’être véritablement citoyen en participant à
l’exercice démocratique (qui n’est pas limité par le seul droit de vote). Cette
liberté d’association est une garantie contre la tyrannie des assemblées
législatives dont les décisions sont prises à la majorité et dans l’intérêt de
la majorité. Par conséquent, cette liberté est un rempart contre la tyrannie de
la majorité.
Effets
négatifs du regroupement
Danger
individuel
Perte de
l’individualité
Par
opposition aux forces fondamentales de la physique contre lesquelles on ne peut
lutter, la force de la majorité ne nous affecte qu’en proportion de notre
besoin d’appartenance à un groupe. Or, il m’apparaît que ce besoin
d’appartenance à un groupe est directement proportionnel à la peur que nous
avons d’être désapprouvé socialement. Pourtant, par son nombre, la majorité n’a
pas plus de raison, mais seulement plus de force. Or, c’est de cette force que
plusieurs d’entre nous avons peur. Et notre peur grandit avec l’étendue de
cette majorité. Tocqueville résume bien nos propos :
« Quand un peuple a un état social démocratique, c’est-à-dire qu’il n’existe plus dans son sein ni de castes ni de classes, et que tous les citoyens y sont à peu près égaux en lumières et en biens, l’esprit humain chemine en sens contraire. Les hommes se ressemblent, et de plus ils souffrent, en quelque sorte, de ne pas se ressembler. Loin de vouloir conserver ce qui peut encore singulariser chacun d’eux, ils ne demandent qu’à le perdre pour se confondre dans la masse commune, qui seule représente à leurs yeux le droit et la force. L’esprit d’individualité est presque détruit ».
Cela
explique les « effets de foule » lors d’émeutes par exemple.
Sous la pression de la majorité (pression sociale) et conscient de leur
anonymat (aucune imputabilité) , les individus ont alors tendance à se
désindividuer, c’est-à-dire à perdre conscience de leur identité personnelle et
de la responsabilité qui leur incombe comme être humain libre. S’est alors que
l’on s’apperçoit que la tyrannie de la majorité peut être très pernicieuse.
Comment combattre cette force ? Simplement en offrant une force contraire
en vue d’annuler son effet (résultante nulle). Et cette force est générée dès
lors que nous laissons parler notre conscience et osons exprimer publiquement
nos fortes convictions. Si nos convictions sont moindrement empreintes d’une
certaine forme d’objectivité, alors notre force de résistance s’accroît et
notre vulnérabilité diminue.
Le plus
grand danger n’est pas de se conformer aux comportements de la majorité
(suivisme), mais de se laisser influencer au point d’intérioriser les valeurs
et les convictions de la majorité. Comme la force de la majorité ne suffit pas
à nous faire intérioriser des valeurs contraires aux nôtres ou contraires au
bon sens, il faut y ajouter quelque chose de plus. Il faut tout simplement
émouvoir. Adolf Hitler avait bien compris cela. Il disait :
« J’utilise l’émotion pour le grand nombre et je réserve la raison pour quelques-uns » .
Il savait
que le seul moyen de faire intérioriser des valeurs contraire au bon sens
(ex : l’absence d’empathie) était de recourir à des demi-vérités (pour une
minorité) et de manipuler les émotions des citoyens en exacerbant leurs
préjugés (pour la majorité). En effet, les nazis ne faisaient pas qu’obéir aux
ordres (suivisme), ils étaient convaincus qu’ils agissaient bien. À force de
propagande, ils avaient intériorisé les convictions et les valeurs du parti
national-socialiste. D’ailleurs, au procès de Nuremberg, plusieurs chefs nazis
n’avaient aucun remords et toujours aucune empathie pour les victimes de
l’holocauste.
Dangers
collectifs
L’uniformisation
des pensées
La
tyrannie de la majorité a une influence déterminante sur les opinions et les
idées véhiculées dans la société. En démocratie, les gens ne demandent qu’à
perdre leur individualité pour se confondre dans la masse. Les idées
majoritaires exercent une telle emprise sur l’esprit des gens que nager à
contre-courant devient un exercice périlleux et marginal. Tocqueville est à
propos :
« chez eux (les peuples démocratiques), la faveur publique semble aussi nécessaire que l’air que l’on respire, et c’est, pour ainsi dire, ne pas vivre que d’être en désaccord avec la masse. Celle-ci n’a pas besoin d’employer les lois pour plier ceux qui ne pensent pas comme elle. Il lui suffit de les désapprouver. Le sentiment de leur isolement et de leur impuissance les accable aussitôt et les désespère. Toutes les fois que les conditions sont égales, l’opinion générale pèse d’un poids immense sur l’esprit de chaque individu ; elle l’enveloppe, le dirige et l’opprime : cela tient à la constitution même de la société bien plus qu’à ses lois politiques » .
Ce
conformisme entraîne une uniformisation des pensées dans la société créant une
stagnation de la pensée et un essoufflement de la liberté de penser. Or, cette
liberté de pensée est essentielle à l’innovation et à l’évolution de la
société. La démocratie ne peut survivre sans elle. En effet, les pensées
minoritaires et marginales sont souvent sources d’innovation et de progrès.
Est-il alors raisonnable de penser qu’en entraînant une uniformisation de la
pensée (par l’effet de la tyrannie de la majorité) la démocratie possède en
elle les germes de sa propre destruction ?
La
tyrannie de la majorité a aussi une influence dans la sphère politique. Avant
l’arrivée de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, notre société
était gouvernée par le principe de la souveraineté parlementaire : le
parlement avait tous les pouvoirs. Comme le parlement agissait conformément au
principe démocratique de la majorité, aucun obstacle n’entravait l’exercice de
la majorité. Mais l’arrivée de la Charte canadienne (enchâssée dans la
Constitution formelle du pays) a permis de protéger les individus et les
minorités contre la tyrannie de la majorité en leur garantissant des droits et
des libertés fondamentales. Une loi adoptée à la majorité par le parlement peut
ainsi être déclarée inconstitutionnelle si elle porte atteinte sans
justification à un droit ou à une liberté fondamentale garanti par la Charte. À
ce propos, Tocqueville disait :
« Le pouvoir accordé aux tribunaux de se prononcer sur l’inconstitutionnalité des lois, forme encore une des plus puissantes barrières qu’on ait jamais élevée contre la tyrannie des assemblées politiques » .
La
légitimité morale des lois adoptées à la majorité
Se pose
également le problème de la légitimité morale des lois. Dans la mesure où elles
ont été adoptées à la majorité par le parlement compétent (partage des
pouvoirs) et qu’elles ne portent pas atteinte sans justification à un droit ou
à une liberté garantie, alors elles sont dites « légitimes » et nous
avons, comme citoyen, le devoir de s’y conformer. Mais, est-ce pour autant dire
que la loi doit se substituer à notre conscience ? Je ne crois pas. Je
pense, comme Henry D. Thoreau,
« que nous devrions avant tout être hommes et seulement ensuite sujets... et que la seule obligation qui m’incombe, à juste titre, consiste à agir en tout moment en conformité avec l’idée que je me fais du bien » .
Par
conséquent, je crois que l’on ne doit jamais accepter que l’autorité des lois
ne fasse taire les voix de notre conscience, car au tribunal de notre
conscience, nous sommes seuls, souverains, et nous le resterons toujours. Les
objections de conscience sont saines et nous rappellent la prérogative de la
conscience morale sur la loi. Jean-François Malherbe affirme :
« la prérogative de la conscience morale de s’élever au-dessus de la loi qui l’a formée, pour juger, en dernier ressort, d’une éventuelle transgression de cette loi, n’a rien de particulièrement novateur ni révolutionnaire. C’est une position classique, même si la plupart des autorités morales de notre société n’aiment pas la souligner » .
Thoreau
affirme également que :
« Jamais la loi n’a rendu les hommes plus justes d’une seule once, mais, en raison du respect qu’ils lui portent, il arrive chaque jour que mêmes des gens dotés des meilleures dispositions se fassent les agents de l’injustice » .
Conclusion
En somme,
préserver son individualité et maintenir sa singularité est un devoir
individuel pour chaque citoyen d’une démocratie. La liberté de penser, moteur
de l’innovation, doit être protégée contre la tyrannie de la majorité. Il
s’agit d’un devoir collectif, mais avant tout d’un devoir individuel. Cette
liberté de penser ne peut être préservée que si chacun et chacune d’entre nous
restons vrai, intègre et inébranlable face aux pressions exercées sur nous par
nos pairs. Bref, je terminerai sur ces citations de Jean-Jacques Rousseau que
j’affectionne tout particulièrement et qui sont fort à propos :
« Soyons toujours vrai au risque de tout ce qui en peut arriver. La justice elle-même est dans la vérité des choses » ...« S’il faut être juste pour autrui, il faut être vrai pour soi, c’est un hommage que l’honnête homme doit rendre à sa propre dignité » ...« Eh bien, dans cet état déplorable je ne changerais pas encore d’être et de destinée contre le plus fortuné d’entre eux, et j’aime encore mieux être moi dans toute ma misère que d’être aucun de ces gens-là dans toute leur prospérité » ...« De quelque façon que les hommes veuillent me voir, ils ne sauraient changer mon être, et malgré leur puissance et malgré toutes leurs sourdes intrigues, je continuerai, quoi qu’ils fassent, d’être en dépit d’eux ce que je suis ».
Bertrand
Russell affirmait :
« The tyranny of the majority is a very real danger. It is a mistake to suppose that the majority is necessarily right. On every new question the majority is always wrong at first. In matters where the state must act as a whole, such as tariffs, for example, decision by majorities is probably the best method that can be devised. But there are a great many questions in which there is no need of a uniform decision. Religion is recognized as one of these. Education ought to be one, provided a certain minimum standard is attained. Military service clearly ought to be one. Wherever divergent action by different groups is possible without anarchy, it ought to be permitted. In such cases it will be found by those who consider past history that, whenever any new fundamental issue arises, the majority are in the wrong, because they are guided by prejudice and habit. Progress comes through the gradual effect of a minority in converting opinion and altering custom. At one time—not so very long ago—it was considered monstrous wickedness to maintain that old women ought not to be burnt as witches. If those who held this opinion had been forcibly suppressed, we should still be steeped in medieval superstition. For such reasons, it is of the utmost importance that the majority should refrain from imposing its will as regards matters in which uniformity is not absolutely necessary ».
Source :
Bertrand Russell, Political Ideals, Cosimo, Inc., 2006 à la p.52.
Éric Folot
Avocat et bioéthicien
NB : Les
opinions émises dans ce blog sont personnelles et celles-ci ne représentent pas
le point de vue de mon employeur.
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