dimanche 14 février 2016

La dignité humaine : les fondements juridiques (2.1. La jurisprudence canadienne jusqu'en 2013 : deux conceptions de la dignité humaine)


Conclusion

En somme, la Cour suprême du Canada emploie deux conceptions de la dignité humaine. 

            Dans la première conception de la dignité humaine, la Cour associe la dignité humaine à la liberté. Selon cette conception, les êtres humains doivent bénéficier d’une intégrité physique et psychologique et d'une autonomie personnelle[1]. Ils doivent pouvoir être autonomes sur le plan moral et religieux et sur le plan politique. Pour cette raison, ils doivent bénéficier d'une liberté de conscience et de religion et d'une liberté d'expression. Cette autonomie personnelle consiste également à pouvoir prendre des décisions personnelles fondamentales sans intervention de l'État, à avoir un contrôle sur sa propre intégrité physique et mentale et à bénéficier d'une zone d'autonomie personnelle, d'une « attente raisonnable » de vie privée et d'un droit de ne pas être importuné par l'État. Pour ces raisons, les êtres humains doivent bénéficier d’un droit à la liberté, d’un droit à la sécurité et d’un droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives. Finalement, l’autonomie ne peut être préservée dans nos relations avec des entités plus importantes et plus puissantes (comme le gouvernement ou un employeur) qu’en formant des associations destinées à rétablir une égalité et à protéger nos intérêts. Pour cette raison, les êtres humains doivent bénéficier d'une liberté d'association.
            Les êtres humains doivent bénéficier d'une autonomie sur le plan moral et religieux. En effet, la Cour soutient que la protection de la liberté de conscience et de religion est motivée par le respect pour la dignité humaine. Selon cette première conception de la dignité humaine, un être humain doit être libre de croire ou de ne pas croire en une divinité et doit être libre d'adhérer ou non à une religion particulière. Cette liberté comporte le droit de professer et de manifester ses croyances religieuses, mais également celui de ne pas croire et de ne pas être contraint par l'État dans ses croyances profondes ou dans son incroyance. Le respect de cette liberté de religion impose à l'État une neutralité religieuse. Cette liberté de conscience et de religion vise également à favoriser l'autonomie individuelle en conférant à chaque citoyen une liberté morale de choisir et de suivre sa propre conception du bien. Cette liberté morale impose à l’État une neutralité morale qui interdit à l'État de restreindre, par une règle de droit et au nom d'une conception du bien particulière qu'il se croirait justifié d'imposer par moralisme légal, les droits et libertés garantis par la Charte canadienne.
            Les êtres humains doivent également bénéficier d'une autonomie politique. En effet, comme la participation au processus politique et démocratique relève, selon la Cour, de la dignité humaine alors ils doivent pouvoir participer au processus politique et démocratique et à l'élaboration des lois qui les régissent. Or la liberté d'expression est, selon la Cour, le moyen de participer pleinement au processus politique et démocratique et de pouvoir plaider en faveur d'un changement social, économique ou politique. En effet, l'une des valeurs qui sous-tendent la liberté d'expression et qui justifient sa protection est la participation au processus politique et démocratique. La liberté d'expression est également un moyen de s'épanouir. Or, la Cour soutient que l'épanouissement personnel, qui est l'une des valeurs qui sous-tendent la liberté d'expression et qui justifient sa protection, relève de la dignité humaine. Par conséquent, un être humain doit également bénéficier d'une liberté d'expression afin de pouvoir s'exprimer pour le seul plaisir de s'exprimer et afin de pouvoir réaliser son épanouissement personnel.
            L'autonomie personnelle comporte également d’autres dimensions. La première dimension consiste à pouvoir prendre des décisions personnelles fondamentales, qui relèvent de choix de conscience et non de simples préférences, sans intervention de l'État. En effet, la Cour soutient que cette liberté, qui est garantie par le droit à la liberté et par le droit à la sécurité, constitue un aspect de la dignité humaine. La seconde dimension consiste à avoir un contrôle sur sa propre intégrité physique et mentale. Cette liberté, essentielle à la dignité humaine, est garantie par le droit à la sécurité. La troisième dimension consiste à bénéficier d'une zone d'autonomie personnelle, d'une « attente raisonnable » de vie privée et d'un droit de ne pas être importuné par l'État. Cette liberté, essentielle à la dignité humaine, est garantie par le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.
            Tous les êtres humains doivent également pouvoir bénéficier d'une liberté d'association afin de pouvoir s'associer et ainsi protéger leur autonomie personnelle dans leurs relations avec des entités plus importantes et plus puissantes comme le gouvernement ou un employeur. Elle permet aux personnes plus faibles et vulnérables de faire face, à armes plus égales, à la puissance et à la force de ces entités. Le lien qui unit la liberté d'association et la dignité humaine est particulièrement manifeste dans le contexte des relations de travail où il existe entre l'employeur et l'employé particulièrement vulnérable une inégalité de force, un déséquilibre de pouvoir manifeste en faveur de l'employeur. L'existence des syndicats permet d'assurer aux salariés une liberté réelle et non seulement formelle dans la négociation des conditions de travail en rétablissant une égalité de force et de pouvoir de négociation avec l'employeur. En protégeant le droit à la négociation collective dans le contexte des relations de travail, le droit à la liberté d'association permet aux salariés d'accéder concrètement à des droits économiques et sociaux essentiels à la dignité humaine.

            Dans la deuxième conception de la dignité humaine, les êtres humains sont moralement égaux et doivent, pour cette raison, être traités en égal[2]. Dans la Charte canadienne, l'égalité a été définie en lien avec la dignité humaine dans le cadre du droit à l'égalité garanti à l’article 15 dont l’objet est la dignité humaine. L'égalité garantie par le droit à l'égalité est une égalité réelle ou substantielle et non simplement formelle. En effet, cette égalité interprétée à l’aulne de la dignité humaine commande un égal respect, une égale déférence et une égale considération de tous les êtres humains et le droit de tous de participer pleinement à la société. Par ailleurs, la Charte québécoise garantit un droit à la sauvegarde de sa dignité qui commande « une appréciation objective de la dignité ». Toutes personnes incluant celles qui n'ont plus conscience d'elles-mêmes et de leur propre dignité, notamment les personnes gravement handicapées mentales et les personnes âgées en perte d'autonomie, demeurent protégées par ce droit. La dignité définie dans ce sens universaliste est, par conséquent, profondément égalitaire. 

D'un arrêt à l'autre, un même juge peut adopter des conceptions différentes de la dignité humaine[3]. Par exemple, dans l'arrêt R c. Morgentaler (1988) portant sur l'avortement la juge Wilson (pour la majorité) a adopté une conception de la dignité humaine étroitement liée à la liberté et à l'autonomie. Elle affirme : « La Charte et le droit à la liberté individuelle qu'elle garantit sont inextricablement liés à la notion de dignité humaine (...) Un aspect du respect de la dignité humaine sur lequel la Charte est fondée est le droit de prendre des décisions personnelles fondamentales sans intervention de l'État »[4]. En revanche, dans le Renvoi relatif à l'article 193 et 195.1(1)(c) du Code criminel (1990) portant sur l'interdiction de tenir une maison de débauche (article 193 du Code criminel) et sur l'interdiction de faire de la sollicitation en public en vue de la prostitution (article 195.1 (1)(c) du Code criminel), la juge Wilson (dissidente) adhère à la conception de la dignité humaine des juges de la majorité[5] qui défendent une conception de la dignité humaine axée sur l'égalité et justifiant une limite raisonnable à la liberté[6]. En effet, ils sont d'avis que la prostitution, en tant qu'elle exploite la position désavantagée et inégale de la femme dans notre société[7], constitue une forme d'esclavage[8] et avilit, de ce fait, la dignité personnelle des prostituées[9]. Ainsi bien qu'elle ne partage pas l'opinion des juges de la majorité quant à la constitutionnalité de l'article 195.1 (1)(c) du Code criminel interdisant la sollicitation en public en vue de la prostitution[10], elle est du même avis quant au caractère dégradant et indigne de la prostitution[11] qui a lieu en privé entre deux adultes consentants[12]

Éric Folot, Avocat et Bioéthicien

[1] Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497 au para.53, j. Iacobucci (pour la Cour). Dans cet arrêt, la cour affirme expressément que la dignité humaine est concernée par l'intégrité physique et psychologique et l'autonomie (« empowerment » dans la version anglaise). Voir aussi Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429 au para.65, j. McLachlin (pour la majorité).
[2] Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497 au para.53, j. Iacobucci (pour la Cour).
[3] Thomas M. J. Bateman, « Human dignity's false start in the supreme court of Canada : equality rights and the Canadian Charter of Rights and Freedoms » (2011) The International Journal of Human Rights 1 aux pp.6-7.
[4] R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30 au para.225 et 228, j. Wilson (pour la majorité).
[5] Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)(c) du code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 au para.126, j. Wilson (dissidente).
[6] Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)(c) du code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 au para.96-97, 98 et 107, j. Lamer (pour la majorité).
[7] Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)(c) du code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 au para.96, j. Lamer (pour la majorité) et au para.125, j. Wilson (dissidente).
[8] Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)(c) du code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 au para.95, j. Lamer (pour la majorité).
[9] Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)(c) du code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 au para.96, j. Lamer (pour la majorité) et au para.125, j. Wilson (dissidente).
[10] Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)(c) du code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 au para.137 et 158, j. Wilson (dissidente).
[11] Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)(c) du code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 au para.126, j. Wilson (dissidente).
[12] Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)(c) du code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 au para.141-142, j. Wilson (dissidente).

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