Conclusion
En somme, une société libre
et démocratique qui reconnaît les valeurs de dignité humaine et de justice
sociale doit concevoir la liberté comme comportant une dimension négative et
une dimension positive. Ces deux dimensions de la liberté sont nécessaires afin
de garantir une égale et une réelle liberté pour tous. La reconnaissance de la
dimension positive de la liberté appelle à une interprétation des droits et
libertés conforme à celle-ci et aux valeurs d’égalité substantielle, de dignité
humaine et de justice sociale qui la sous-tendent. Une telle interprétation
compatible avec la philosophie libérale donnerait notamment corps aux droits
économiques et sociaux qui, comme les droits civils et politiques, visent à
protéger la liberté et qui sont essentiels aux personnes défavorisées afin de
leur assurer des conditions minimales de vie dans la dignité. De plus, dans l’interprétation de l’article 1 de la Charte canadienne, les valeurs de dignité humaine, d’égalité et de justice
sociale qui sous-tendent la liberté positive appellent à la reconnaissance par
la Cour du principe anti-désavantage qui consiste à reconnaître que la Charte
est d’abord destinée à venir en aide aux personnes défavorisées.
Les valeurs de dignité humaine et de
justice sociale appellent également à la reconnaissance d’une égalité non
seulement formelle, procédurale et abstraite, mais également substantielle et
concrète[1]. Dans la
Charte canadienne, l’égalité formelle
s’intéresse aux règles d’équité procédurale et à l'égalité dans la jouissance
des libertés fondamentales alors que l’égalité substantielle, qui s’intéresse
au contexte et est sensible aux conditions sociaux-économiques, garantit une égalité réelle dans l'application
de la loi.
Une société libre et démocratique
qui reconnaît la valeur de dignité humaine doit, par conséquent, non seulement
reconnaître la liberté négative et l'égalité formelle, mais également la
liberté positive et l’égalité substantielle. Ces dernières sont compatibles[2] et
découlent toutes deux de la dignité humaine. En effet, la liberté positive, qui
vise à assurer à tous une réelle liberté et un véritable choix, a besoin de
l'égalité substantielle, qui s'intéresse à une juste répartition des ressources,
afin d'assurer à tous les moyens d'exercer leur autonomie, de réaliser leur
propre conception du bien et de participer pleinement comme citoyen égal dans
la société. Nous souscrivons ainsi aux propos de Pius Langa, ancien juge en chef de la
Cour constitutionnelle en Afrique du Sud[3] :
“The first is a commitment to creating a
substantively equal society. It recognizes the moral entitlement of persons to
what some call “positive liberty”: the ability actually to exercise one’s
rights and pursue one’s projects, rather than a mere empty entitlement to do
so. It recognizes that this entitlement vests in everyone equally. The
government bears duties to refrain from steps which restrict the ability of
individuals equally to exercise their freedoms, but just as importantly, it
recognizes that the government possesses duties to take positive steps to
protect, promote, and fulfil the equal freedoms of the people. Thus,
South Africa’s pursuit of substantive equality requires both state prevention
of discrimination and state promotion of distributive justice” [nos soulignés][4].
Le lecteur aura pu constater que ces trois valeurs (dignité
humaine, liberté et égalité) sont complémentaires et entretiennent des liens
importants. Nous partageons d’ailleurs l'opinion de la juriste Susanne Baer, qui est conforme à
la philosophie libérale kantienne[5],
selon laquelle ces trois valeurs constituent une triade de concepts
interreliés et dynamiques où le contenu de l'un informe le contenu de l'autre[6].
Notre conception juridique de la
dignité humaine et de ses exigences n’est pas incompatible avec la philosophie
libérale et est conforme au droit international, à la jurisprudence canadienne,
à la doctrine canadienne et finalement au concept de « capabilities » développé
par l’économiste et philosophe Amartya Sen et employé dans la sphère
économique.
Elle n’est pas incompatible avec la
philosophie libérale. En effet, la philosophie libérale reconnaît l’importance
de la liberté négative et de la liberté positive, l’existence de droits
économiques et sociaux et l’importance de protéger les personnes faibles,
défavorisées et vulnérables. Elle reconnaît également l’importance de l’égalité
formelle et de l’égalité substantielle qu’elle considère comme réconciliables.
De plus, les valeurs d’égale liberté et de justice que vise notre conception de
la dignité humaine sont, selon Isaiah Berlin, les fondements de la moralité
libérale[7].
Elle est également conforme au droit
international. En effet, le droit international reconnaît l’importance pour la
dignité humaine d’assurer à tous une réelle liberté, des droits économiques et
sociaux et de protéger les personnes faibles, défavorisées et vulnérables.
Elle est aussi conforme à la
jurisprudence canadienne qui s’est toujours refusé d'établir dans la Charte canadienne une distinction rigide
entre la liberté négative et la liberté positive ou entre les droits négatifs
et les droits positifs, qui s'est parfois montrée ouverte à une éventuelle
reconnaissance dans la Charte canadienne
de droits économiques et sociaux et qui considère la préexistence d’un
désavantage et la vulnérabilité comme un facteur contextuel très important pour
déterminer une atteinte à la dignité humaine. Elle reconnaît également à la
fois l’importance de l’égalité formelle (par les règles d’équité procédurale et
par l'égalité dans la jouissance des libertés fondamentales) et de l’égalité
substantielle (par le droit à l’égalité).
Elle est, au surplus, conforme à la
doctrine canadienne qui assimile la dignité humaine à la liberté et à
l'égalité, qui reconnaît la liberté positive et l’égalité substantielle comme
relevant de la dignité humaine et qui conçoit la vulnérabilité comme un aspect
central de la dignité humaine[8].
Finalement, elle est conforme dans
la sphère économique au concept des « capabilities » lié à la liberté
substantielle (ou réelle)[9],
développé par l’économiste et philosophe Amartya Sen[10] et
adoptée par la Commission française sur la mesure des performances économiques
et du progrès social présidée par Joseph E. Stiglitz[11].
Éric Folot, Avocat et Bioéthicien
[1] Comme
l’affirmait avec justesse le révolutionnaire français, Gracchus Babeuf,
l’égalité formelle (l’égalité des droits et l’égalité devant la loi) n’est
qu’une fiction légale : Gracchus Babeuf, « Manifesto of the equals »
(1796), en ligne : <http://www.marxists.org/history/france/revolution/conspiracy-equals/1796/manifesto.htm>.
[2] Par exemple, selon Hobhouse la liberté contractuelle exige l’égalité
substantielle afin d’assurer aux deux parties un choix réel : Leonard
Trelawny Hobhouse, Hobhouse : Liberalism
and Other Writings, 2nd ed., Cambridge, Cambridge University Press, 1994 aux pp.40-41 ; Leonard Trelawny Hobhouse, The elements of social justice, New York, Henry Holt and company,
1922 à la p.80. Voir aussi Peter Leuprecht, « La liberté qui opprime et la
loi qui affranchit », en ligne : < www.unesco.chairephilo.uqam.ca/LACORDAIRELeuprecht.pdf> ; Daniel Proulx, « L'objet des droits constitutionnels à l'égalité » (1988)
29 C. de D. 567 aux pp.579-580 ; Susanne Baer, « Lecture : dignity, liberty,
equality : a fundamental rights triangle of constitutionalism » (2009) 59
University of Toronto Law Journal 417 aux pp.449-450 ; Richard B. Wilson, « The
merging concepts of liberty and equality » (1955) 12:2 Wash. & Lee L. Rev. 182 à la p.194. Selon
plusieurs philosophes, concevoir la liberté sous sa dimension positive permet
de faire disparaître la tension ou l’opposition traditionnelle entre liberté et
égalité : R. H. Tawney, Equality,
London, Unwin books, 1964 aux pp.167-168 et 228-229 ; John Dewey, « Liberalism
and equality » in The Later Works of John Dewey, vol.11, Carbondale, Southern Illinois Univ. Press, 1987 à la p.370. Sur
la compatibilité entre la liberté et l'égalité, voir aussi John Rawls, Théorie de la justice, trad. par
Catherine Audard, Paris, Éditions du Seuil, 1997 à la p.240 (ch.32) ; Ronald
Dworkin, Justice for Hedgehogs,
Cambridge, Harvard University Press, 2011 aux pp.4 et 331 ; T. M. Scanlon, « When does equality matter ? », Conference on equality at the
John F. Kennedy School of Government, Harvard University, April 2004 aux
pp.41-42 ; Francis M. Wilhoit, The Quest for Equality in Freedom, New Brunswick, Transaction Books, 1979 aux pp.53-. Selon Arthur J.
Goldberg, ancien juge de la Cour suprême des États-Unis, les pères fondateurs
des États-Unis concevaient l’égalité comme une composante de
la liberté et la liberté comme un synonyme de l’égalité : Arthur J. Goldberg, « Equality and
governmental action » (1964) 39 N.Y.U. L. Rev. 205 à la p.207.
[3] Dans ses arrêts
portant sur le droit constitutionnel, la Cour suprême du Canada a souvent
référé aux décisions de la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud. Par
exemple : Sauvé c. Canada (Directeur général des élections),
[2002] 3 R.C.S. 519 au para.35, j. McLachlin (pour la majorité) ; R c.
Hall, [2002] A.C.S. 65 au para.115, j. Iacobucci
(dissident) ; États-Unis c.
Burns, [2001] 1 R.C.S. 283 au para.67 (la Cour). Voir aussi Beverly McLachlin,
« Bills of rights in common law countries » (2002) 51:2 International and
Comparative Law Quarterly 197.
[4] Daniel Butt, Courts and the making of public policy and
the social contract revisited : transformative constitutionalism and
socio-economic rights, Report of a lecture by the chief justice of South
Africa, Oxford, The foundation for law, justice and society, 2009 à la p.2, en ligne :
<http://www.fljs.org/section.aspx?id=3141>.
[5] Rory O'Connell, « The role of dignity in equality law : Lessons from Canada
and South Africa » (2008) 6:2 Int. J. Constitutional Law 267 à la p.273.
[6] Susanne Baer, «
Lecture : dignity, liberty, equality : a fundamental rights triangle of
constitutionalism » (2009) 59 University of Toronto Law Journal 417 à la p.468.
Voir aussi R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731 au para.148, j.
Iacobucci et Cory (dissidents).
[7] Isaiah Berlin,
« Two concepts of liberty » in Henry Hardy, dir., Liberty, Oxford, Oxford University Press, 2009 à la p.172.
[8] Isabelle
Martin, « Reconnaissance, respect et sollicitude : vers une analyse intégrée
des exigences de la dignité humaine » (2010) 15:2 Lex Electronica 1 à la p.29.
[9] Amartya Sen, The Idea of Justice, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 2009 à
la p.253.
[10] Amartya Sen, The Idea of Justice, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 2009
aux pp.225-. Martha Nussbaum a identifié 10 capacités essentielles pour vivre
une vie dans la dignité : Martha Nussbaum, « Human dignity and political
entitlements » in The President's Council on Bioethics, Human Dignity and Bioethics, Washington DC, 2008 aux pp.362 et 377.
Voir aussi Martha C. Nussbaum, « Capabilities as fundamental
entitlements : Sen and social justice » (2003) 9:2-3 Feminist economics 33
aux pp.33 et 56.
[11] France, Ministère de l'économie, de l'industrie et de l'emploi, Commission sur
la mesure des performances économiques et du progrès social, Rapport Commission sur la mesure des
performances économiques et du progrès social, Paris, Ministère de l'économie, de l'industrie et de l'emploi, 2009 aux
pp.168-171.
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