mercredi 18 février 2015

Quand il n’y a plus personne de « normal » : « Le meilleur des mondes » à l’horizon ?



Je viens de lire un article de la Gazette du 27 juillet 2010 intitulé « Mental health experts ask : Will anyone be normal ? ».

Selon certains experts, la nouvelle édition du « Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders » (DSM V), qui sera publiée en 2013, risque de sérieusement miner le concept de maladie mentale en étiquetant des personnes jadis jugées saines d’esprit comme souffrant d’une maladie mentale et nécessitant une médication.

Les maladies mentales sont définies en fonction d’un comportement « normal ». À ce propos, la psychologue Marie Crowe affirme : 

« The definition and criteria for mental disorder are based on assumptions about normal behaviour that relate to productivity, unity, moderation and rationality. The influence of this authoritative image of normality pervades many areas of social life and pathologises experiences that could be regarded as responses to life events ».  

Les personnes s’écartant de cette conduite jugée « normale » sont reconnues comme souffrant d’une quelconque maladie mentale. Le psychiatre Thomas Stephen Szasz affirme à cet égard :  

« We call people mentally ill when their personal conduct violates certain ethical, political, and social norms ».  

L’homosexualité est un bon exemple. Autrefois considérée comme un comportement anormal, déviant et immoral, elle était classifiée comme une maladie mentale dans le DSM II de 1968.

Les personnes diagnostiquées comme souffrant d’une maladie mentale sont ensuite traitées par une médication appropriée. Et ces médicaments deviennent « des instruments de socialisation, voire de mise en conformité ». Dans son avis de 2009 (« Avis : Médicaments psychotropes et usages élargis : un regard éthique »), la Commission de l’éthique de la science et de la technologie affirme :

« La normalité peut aussi correspondre à un jugement social ou subjectif. Les comportements qui s’écartent des attentes sociales sont alors évalués de façon positive ou négative. Ainsi, le « fonctionnement normal » est une question sociale en constante redéfinition. De même, ce ne sont pas uniquement les caractéristiques biologiques qui définissent ce qu’est une maladie ou qui déterminent son importance dans la société, mais aussi les normes et les valeurs. Plusieurs groupes d’acteurs interviennent lorsqu’il est question de définir ce qu’est la « maladie » […] Normalité et norme sont intimement liées : une normalité sociale ou axiologique (basée sur les valeurs) peut mener à une norme, c’est-à-dire à un énoncé qui décrit ce qu’il faut faire ou s’abstenir de faire […] De façon générale, les attentes sociales conduisent à des normes qui se transposent en comportements attendus. Cette « normativité sociale », si elle devient prégnante, peut ostraciser les personnes qui en dévient par des comportements jugés inappropriés […] Et, dans les sociétés occidentales, les médicaments deviennent des instruments de socialisation, voire de mise en conformité ». 

Jerome Wakefield, professeur de travail social et de psychiatrie à l’Université de New York, affirme :

« The current symptom-based diagnostic system was developed partly to answer criticism that psychiatry is just social control of undesirable behavior dressed up as medicine. By failing to distinguish adequately normal distress and eccentricity from disorder, the DSM-5’s proposals threaten to increase dramatically the types of abuses that the DSM was designed to prevent. Another anti-psychiatric backlash may not be far behind ».

Le parallèle avec « Le meilleur des mondes » d’Aldous Huxley (où tous consomment du « soma » : une pilule qui assure le bonheur, la conformité et la cohésion sociale) est tentant !

Éric Folot
Avocat et bioéthicien

Références :

Marie Crowe, « Constructing normality : a discourse analysis of the DSM-IV » (2000) 7 Journal of Psychiatric and Mental Health Nursing 69.

Allen Frances, « Good Grief » New York Times (14 août 2010) .

American Psychological Association, « Sexual orientation, homosexuality and bisexuality » (2007), en ligne : American psychological Association .

Kate Kelland, « Mental health experts ask : Will anyone be normal ? » The Gazette (1er août 2010) .

Québec, Commission de l’éthique de la science et de la technologie, Avis : Médicaments psychotropes et usages élargis : un regard éthique, Bibliothèque nationale du Québec, 2009.

Thomas S. Szasz, « The Myth of Mental Illness » in Thomas A. Mappes and Jane S. Zembaty, Biomedical ethics, 3d ed., New York, McGraw-Hill inc., 1991.

Jerome Wakefield, « DSM seeks to define normal eccentricity as mental disorder » Taipei Times (27 juin 2010) .


NB : Les opinions émises dans ce blog sont personnelles et celles-ci ne représentent pas le point de vue de mon employeur.
 

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